En France, c’est bien connu : déontologie et commerce ne font pas bon ménage. Il suffit de se reporter aux différents codes de déontologie des professionnels, insérés au code de la santé publique, pour s’en convaincre.
« La médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce. Sont interdits tous procédés directs ou indirects de publicité et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale », nous indique l’article R.4127-19 du code de la santé publique (CSP). La profession dentaire ne doit pas l’être davantage (art. R.4127-215 CSP) et « Sont également interdites toute publicité, toute réclame personnelle ou intéressant un tiers ou une firme quelconque » (art. R.4127-225 CSP).
La primauté du droit communautaire sur le droit national
La France n’est pas le seul État de l’Union européenne à disposer d’une réglementation restrictive sur la communication des professionnels de santé.
Or, en application du principe de primauté du droit communautaire, consacré par l’ancienne Cour de justice des communautés européennes (devenue Cour de justice de l’Union européenne) dans l’arrêt Costa c/ Enel du 15 juillet 1964, une administration, tout comme un juge national, est tenue d’écarter l’application de dispositions nationales qui ne seraient pas conformes au droit européen primaire ou dérivé (Ex.: CJCE, 22 juin 1989, Fratelli Costanzo SpA contre Comune di Milano., Aff. 103/88, EU:C:1989:256).
C’est par application de ce grand principe que la CJUE, saisie par un chirurgien-dentiste belge de la conformité de sa législation nationale, a jugé le 4 mai 2017 que l’interdiction générale et absolue de toute publicité relative à des prestations de soins buccaux et dentaires, y compris par voie électronique, contrevenait non seulement à la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000, sur le commerce électronique, mais également et surtout à l’article 56 du Traité fondateur de l’Union européenne, en ce qu’elle restreint la libre prestation de services (CJUE, 4 mai 2017, Vanderborght, C-339/15, EU:C:2017:335).
Elle a ajouté que cette restriction ne pouvait être justifiée par l’impératif de protection de la santé publique ou la dignité de la profession de dentiste, au motif que « les objectifs poursuivis par la législation en cause au principal pourraient être atteints au moyen de mesures moins restrictives encadrant, le cas échéant de manière étroite, les formes et les modalités que peuvent valablement revêtir les outils de communication utilisés par les dentistes, sans pour autant leur interdire de manière générale et absolue toute forme de publicité ».
Saisi par le Premier ministre, le Conseil d’État a adopté le 3 mai 2018 une étude au terme de laquelle il a relevé que la réglementation interdisant la publicité directe ou indirecte aux professions de santé était susceptible d’être affectée par l’évolution de la jurisprudence de la CJUE. De plus, l’encadrement strict des informations que les praticiens peuvent aujourd’hui rendre publiques ne paraît plus répondre totalement aux attentes d’un public demandeur de transparence sur l’offre de soins. Enfin, l’essor rapide de l’économie numérique a rendu obsolètes certaines des restrictions actuelles en matière d’information dans le domaine de la santé.
Toute interdiction générale et absolue est liberticide
Sur ces entrefaites, la CJUE, saisie par un chirurgien-dentiste français, a rendu une ordonnance du 23 octobre 2018 pour statuer sur la conformité de l’article R.4127-215 du code de la santé publique avec l’article 8 de la directive 2000/31 sur le commerce électronique, et elle a jugé que « (…) l’article 8 de la directive 2000/31 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règlementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui interdit de manière générale et absolue toute publicité des membres de la profession dentaire, en tant que celle-ci leur interdit tout recours à des procédés publicitaires de valorisation de leur personne ou de leur société sur leur site Internet » (CJUE, 23 octobre 2018, RG et SELARL cabinet dentaire du docteur RG., Aff. C-296/18, EU:C:2018:857).
L’Autorité de la concurrence en a tiré les conséquences par deux décisions, l’une relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la promotion par Internet d’actes médicaux (Décision n°19-D-01 du 15 janvier 2019), l’autre relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la promotion par Internet de soins dentaires (Décision n°19-D-02 du 15 janvier 2019).
Dernier épisode connu du feuilleton, un médecin français avait demandé au ministre de la Santé d’abroger l’article R.4127-19 du code de la santé publique, qui interdit toute publicité. Le refus implicite du ministère résultant de son silence a été déféré au Conseil d’État qui a fait droit à sa demande en ajoutant que :
« S’il incombe au pouvoir réglementaire de définir les conditions d’une utilisation, par les médecins, de procédés de publicité compatibles avec les exigences de protection de la santé publique, de dignité de la profession médicale, de confraternité entre praticiens et de confiance des malades envers les médecins, il résulte des stipulations de l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, telles qu’interprétées par la Cour de justice de l’Union européenne, notamment dans son arrêt rendu le 4 mai 2017 dans l’affaire C-339/15, qu’elles s’opposent à des dispositions réglementaires qui interdisent de manière générale et absolue toute publicité, telles que celles qui figurent au second alinéa de l’article R. 4127-19 du code de la santé publique cité au point 1 ».
(CE, 6 novembre 2019, n° 416948)
Une déontologie euro-compatible reste à écrire
La balle est désormais dans le camp du Gouvernement qui doit revoir sa copie. Ce ne sera certainement pas open bar pour les professionnels de santé mais l’étau français va, à l’évidence, se desserrer, sous les fourches caudines de l’Europe. Cette évolution ne représente-t-elle pas une aubaine pour les établissements de santé qui seront désormais en mesure de communiquer sur les activités de leurs praticiens ? L’avenir nous le dira.
Il n’en reste pas moins que, au vu des dernières déclarations de l’ordre national des chirurgiens-dentistes, déontologie et commerce resteront sans doute incompatibles.
L’auteur
Me Omar YAHIA
SELARL YAHIA Avocats
Barreau de Paris